La fonte des glaces change les habitudes alimentaires
En mai 2021, je me rendais à Rankin Inlet, un village du bord de la Baie d’Hudson au Nunavut pour aider à la mise en place d’une mission d’observation de la faune marine. Un projet communautaire en collaboration avec une organisation locale de surveillance de la vie sauvage, le Kivalliq Wildlife Board.
‘’Un jour de plus au paradis’’ me susurre le slogan de l’ascenseur du Hilton. Après deux semaines de confinement dans une chambre d’hôtel à Winnipeg, mon vol pour le Nord est annulé pour mauvais temps. Avec le réchauffement climatique, le temps se fait plus nébuleux en Arctique et les retards sont monnaie courante.
Finalement, le lendemain, je survole la Baie d’Hudson, elle est encore couverte de larges plaques de glace. A l’approche de notre destination c’est la purée blanche à travers le hublot. J’essaye de percer le blanc du regard pour voir le sol, qui apparaît seulement quelques minutes avant l’atterrissage.
Rankin Inlet, 3000 âmes, cette ville a connu un boom de populations avec l’implantation d’une mine d’or à quelques dizaines de kilomètres. Bien que la mine apporte des emplois, c’est bien la culture de la chasse et de la pêche qui est au centre de la vie dans le Nord.
Je rencontre Clayton à l’aéroport, c’est l’initiateur du projet, il m’accueille et me fait faire un tour de la ville. Aux abords du village, il s’arrête d’un coup, descend de la jeep et tombe lourdement sur une plaque de glace en voulant me montrer des traces de loup toute fraîches. Les loups sont parfois chassés pour leur fourrure, mais l’hiver et le printemps ce sont les phoques annelés qui sont recherchés par les chasseurs. Tout est bon dans le phoque, sa chair est très nutritive et sa fourrure permet de confectionner des gants et des chaussures. La petite taille du phoque annelé est un autre avantage pour les chasseurs qui peuvent facilement le hisser sur le Kamutik, traineau en bois très populaire au Nunavut.
Mais le phoque annelé se fait de plus en plus rare dans le coin. Les chasseurs s’inquiètent du devenir de leur proie favorite. Est-ce un effet de la chasse, de la prédation par les ours polaires ou un effet du changement climatique ? Nous partons sur la banquise à la recherche d’indices.
Le phoque annelé est un grand amateur de morue polaire qu’il convoite pour sa richesse en gras essentielle pour faire des réserves et survivre à l’hiver. Pourtant, en regardant dans l’estomac des phoques nous sommes surpris de ne pas trouver de morues polaires. A la place, il y a des capelans, une espèce originaire de l’Atlantique Nord.
Avec le réchauffement des eaux et la fonte de la banquise, la Baie d’Hudson pourrait bien être un nouvel eldorado pour les espèces du sud. Une concurrence qui pourrait fragiliser les espèces du nord comme la morue polaire. La morue polaire est également mise en péril par la disparition précoce de son habitat, la banquise. Quant au phoque, en perdant sa proie favorite il pourrait avoir plus de difficulté à combler ses besoins nutritifs. Les immenses colonies de guillemots qui nichent sur les falaises des îles Southampton en Baie d’Hudson sont aussi en train de changer leurs habitudes alimentaires pour plus de capelans et de lançons et moins de morues.
Remonter à la source
Un autre organisme plus discret mais crucial pour la vie marine polaire est mis en péril par la fonte des glaces. Il s’agit des algues de glace. Les algues de glace sont microscopiques et vivent directement dans les interstices de la banquise. Leur présence colore le dessous de la glace d’une teinte verte. Ces algues alimentent une faune adaptée à vivre sous la banquise, notamment les amphipodes, de petits crustacés qui font le bonheur des morues polaire.
Algues de glace
Amphipodes
Les algues de glace sont également une source de nourriture importante pour les habitants des fonds marins. Les crabes, étoiles de mer et autres coquillages qui vivent sur le plancher océanique attendent patiemment que les algues de glace se détachent de la banquise et coulent jusqu’à eux. Quant à ces animaux des fond marins, ils sont au menu des morses, des narvals et de certains oiseaux marins.
De nombreux animaux endémiques de l’Arctique sont ainsi étroitement liés à la croissance des algues de glace. Avec la fonte de la banquise, l’habitat des algues de glace disparait et s’ensuit un effet domino sur toutes les espèces qui s’en nourrissent. Suivre l'évolution de ces algues est un enjeu majeur pour comprendre l’état de santé de l'écosystème. Nous établissons un camp sur la banquise pour collecter ces microoganismes et leurs consommateurs.
L’activité du camp se déroule autour d’un trou creusé dans la banquise et qui nous permet d’accéder à l’océan qui dort en dessous. Nous déployons un filet pour capturer les micro-organismes qui flottent dans l’eau puis nous descendons jusqu’au fond une sorte de mâchoire mécanique pour attraper les animaux ayant élu domicile sur le plancher océanique. Le forage de carottes de glace, quant à lui nous permet de récolter nos fameuses algues de glace.
La question que l’on se pose est de savoir quelle est l’importance des algues de glace dans le menu des différentes espèces de l’Arctique. Une information qui nous permettra de prévoir l’effet de la disparition des algues de glace sur l’écosystème marin de la région et notamment sur les espèces vitales pour les Inuits comme le phoque annelé. Pour répondre à cette question nous pénétrons jusqu'au plus petites briques qui constituent les êtres vivants: les atomes.
‘’Tu es ce que tu manges’’
En effet, les atomes présents dans notre peau, nos poils, nos muscles et nos organes ont la ‘’signature’’ de notre alimentation. Cette signature ce sont les isotopes : des versions d’un même atome avec des poids légèrement différents. Ainsi le carbone qui constitue la structure des êtres vivants existe naturellement sous deux formes : une lourde (le carbone 13) et une légère (le carbone 12). L’azote, présent dans nos protéines et notre ADN a aussi une forme légère (l’azote 14) et une forme lourde (l’azote 15). La proportion des versions légères et lourdes de ces atomes dans notre corps est appelée signature isotopique et cette signature est propre à chaque espèce et se transmet par l’alimentation.
Si, comme les guillemots, le phoque annelé consomme de plus en plus de capelans et de moins en moins de morues arctiques alors sa signature isotopique se rapprochera de plus en plus de celle des capelans. Grâce aux isotopes, on peut tout simplement savoir qui mange qui.
Les algues de glace ont une signature isotopique unique qui est facile à tracer le long de la chaîne alimentaire. On peut donc savoir si le phoque annelé par le biais de ses proies mange indirectement des algues de glace et dans quelle proportion il est dépendant de ces dernières.
Le suivi des habitudes alimentaires des animaux nous brosse le portrait des transformations de l’Arctique lié au réchauffement des eaux et à la fonte accélérée de la banquise. L’alimentation nous renseigne sur les espèces qui se font plus rares et sur celles qui se font plus présentes, elle nous dit qui s’adapte et qui ne parvient pas à s’adapter aux nouvelles conditions environnementales.
Évaluer l'état de santé de l'écosystème est indispensable pour anticiper les effets du changement climatique. Ce suivi est possible grâce à l’implication de personnes vivant dans le Nord qui observent et échantillonnent la faune marine tout au long de l’année. Il est donc essentiel de donner les moyens et le leadership aux communautés du Nord pour effectuer ces suivis.